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20 janvier 2016 3 20 /01 /janvier /2016 11:23

Cette série américaine (actuellement sur OCS) comporte deux saisons, bientôt trois, collectionne les prix, et rencontre un public fasciné, éventuellement hostile, à lire les commentaires.

Il s'agit d'un parent-trans: un professeur d'université sexagénaire , Morton Pfefferman, révèle à ses trois enfants qu'il souffre depuis des lustres d'être une femme dans un corps masculin, et qu'il a pris la décision d'assumer son identité véritable. Celle qu'il ne vivait que de loin en loin, avec l'assentiment de son épouse, dans des réunions festives transgenres. Son objet d'amour restant La Femme...

Jill Soloway décrit un milieu d'intellectuel(le)s et de cadres, majoritairement juifs, vivant à Los Angeles.

Apparemment, le coming out du père de famille déclenche chez ses enfants une frénésie de liberté. D’où une sarabande sexuelle et amoureuse, tantôt tonique, et tantôt moins. Message de tolérance, mais sous une forme tellement sarcastique que l'on comprend vite que les relations de dépendance passionnelle n'ont fait que déplacer les curseurs. Et que cette "transition" apparemment bien vécue est une bombe à neutrons.

Il n'est pas anodin de perdre son père de cette façon-là.

La série est réputée « comique » dans les compétitions télévisuelles, et récompensée comme telle. Mais les tribulations quasi picaresques de la famille Pfefferman ressortissent aussi au tragique de vies affrontées à l’égoïsme et la lâcheté, à la peur de la solitude, de la mort, et du manque d’amour.

D’où une recherche frénétique de partenaires : pas de vacance amoureuse possible, ne rien laisser passer, aimer à bride abattue. Mais virer de bord au moindre vent contraire: aporie inévitable, source d’angoisse.

Parmi les morceaux de bravoure les plus spectaculaires, citons ce week-end exclusivement lesbien dans une forêt proche de L.A. Ateliers de réflexion, colliers hippies has been, séances sado-maso payantes… La scénariste s’amuse… Maura-Morton échappe de peu au lynchage, n’étant pas averti(e) que le lieu était interdit à tout porteur d’attribut masculin ; aucune jupe ne trompe l’intuition des participantes. Il doit filer comme un voleur., confronté à l'intégrisme féministe.

D’autant qu’un ancien contentieux quant au pouvoir masculin à l’Université refait surface…

Chemin faisant, Jill Soloway propose un documentaire plein de tendresse sur la vie d’une communauté juive. Nous assistons aux moments de partage rituels des obsèques, du mariage, du Yom Kippour.

Une appartenance nécessaire, sans référence forte à la transcendance, vécue dans la chaleur du groupe, allant de soi. Du moins, ici, et maintenant : avant chaque épisode, un prologue muet rappelle, sous forme d'archives filmées, le climat de liberté dans l’Allemagne des année 20, en contraste avec l’arrivée d’immigrants à New York, fuyant les persécutions de tous ordres.

Des touches dispersées dont le sens s’éclaire dans l’épisode 10. Le scénario de cette œuvre de divertissement est donc aussi un discret rappel à l’Histoire et ses tragédies.

Une hypothèse est aussi proposée, en passant, quant au choix de genre de Morton Pfefferman, qui apporterait de l’eau au moulin de Anne Ancelin Schützenberger, psycho-généalogiste… Hommage au fondateur de la psychanalyse dont on sait quel sort lui réservait le régime nazi, si Marie Bonaparte n'avait pas acheté sa fuite en Angleterre.

Et les acteurs sont remarquables. Ce qu’il faut d’allant pour nous faire croire à cette histoire foutraque, et de distance pour s’en amuser. Sachant que le problème de fond, comment concilier désir de liberté et respect d'autrui, reste posé.

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16 janvier 2016 6 16 /01 /janvier /2016 11:05

Le cinéma, les séries télévisées venant du Nord, voilà un air rafraîchissant sur nos écrans.

Il nous faut aussi nous accoutumer à des noms d'individus ou de lieux résolument et délicieusement exotiques...

Le film de Grimur Hakonarson emporte le spectateur dans un paysage sublime et exotique, et pourtant rapidement et totalement familier.

Deux frères déjà chenus, célibataires, éleveurs de moutons, propriétaires chacun d'un bélier de concours, et définitivement fâchés depuis des décennies. Le plus âgé, un ours coléreux et vindicatif, a remporté le premier prix. Son frère en est ulcéré, d'autant qu'il vit un rapport très affectif avec son bélier champion, tout en étant sensible aux petits plaisirs de son existence solitaire.

C'est lui qui détecte le premier l'arrivée du fléau: la tremblante. Il faut abattre les troupeaux de toute la vallée.

Mais il conserve, à l'insu des autorités, le Bélier et quelques brebis. Au cours d'une scène étonnante et belle il met en route le processus d'un nouveau troupeau, constate vite que des petits sont à naître. Tout change entre les deux frères à partir du moment où la vie revient.

Ils vont faire front à l'image de leur animal totémique, ensemble contre les règlements, ensemble contre les éléments. Et même si la tempête, le froid et la neige ont raison finalement de leur âpre volonté de vivre, la dernière image, dans une intensité quasi mythologique, affirme que la fraternité peut faire reculer la mort.

Un monde où l'homme est en symbiose vitale avec l'animal; où ils affrontent ensemble une nature à la fois indifférente, éventuellement hostile, et tout de même nourricière.

On a envie de dire, un monde vrai; qui habite longtemps la mémoire. car ce film donne à voir quelque chose de salubre dans le tragique de l'aventure humaine.

Dans un langage cinématographique efficace, familier, au plus près des êtres et de leur vie, avec un discret hommage à la beauté des choses. Ce film a remporté le prix du festival de Cannes 2015 dans la catégorie "Un certain regard".

Encore l'Islande avec la mini série " Meurtre au pied du volcan" récemment diffusée par Arte, scénario de Steinbjörn I. Baldvonsson, réalisé par Reynir Lyngdal. Et la séduction de ces paysages de lave boursouflée, de landes rases, de mer légèrement lunaire.

L'esthétique des séries est souvent brillante, surtout, et c'est le cas ici, des séries réussies. Mais leur problématique se limite assez souvent à l'affrontement à la loi, la dénonciation des différentes addictions bien de notre temps. Avec le passage obligé de difficultés conjugales et des conflits afférents parents-enfants, sur fond de culpabilité impuissante. Et, inévitable, la violence. Avec, pourtant, des héros souvent passionnants, complexes, et fraternels.

L'intrigue qui sous-tend "Meurtre au pied du volcan" se réfère à la crise contemporaine et ses scories et à la Pieuvre toute puissante. C'est sans espoir.

Alors que "Béliers" possède, pour citer Jean Racine," la tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie." Difficile, certes, d'enrôler "Béliers" à la suite des oeuvres clés de la tradition, mais quand même... Ce film est plein d'espoir.

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1 décembre 2015 2 01 /12 /décembre /2015 08:22

Le titre original de ce film présenté par Arte, Ohne dich ( Sans toi,) est plus expressif que sa traduction: toi, c'est l'autre, l'indispensable, la force et la faiblesse de tout un chacun.

Le fil conducteur de cette histoire où se mêlent plusieurs vies est ce lien, nécessaire, destructible, destructeur à l'occasion. Que faire, que devenir, sans toi ?

Une amante abandonnée, prête à tout. Un couple à l'épreuve du cancer jette ses derniers feux avant de devancer l'appel. Et arrive à parler. Mais cache la vérité au père, vieil homme qui n'a plus qu'un filet de vie. Pour qu'il ne meure pas de chagrin avant l'heure.

Mais la femme trahie réentend le mot "maman" juste avant de se venger: ce lien retrouvé la libère de la folie.

Mais l'adolescente paumée prête à fuir son nouveau-né, à qui personne n'avait dit "je suis là", personne avant la gynécologue condamnée, ne peut s'empêcher de le regarder, de l'emporter, de l'aimer.

L'absence est, sera, inévitable. L'idée même en est insupportable. Demeure, survit, caché, le fil d'Ariane des générations, une chance. Au seuil de la mort, c'est le regret de l'héroïne.

Un beau film mélancolique et qui rassérène, malgré tout. De belles images d'une ville déployée devant des baies généreuses. Le refuge précaire d'une jeune fille solitaire mais forte: un wagon tagué de fleurs. Et ce manège immobile mais prêt à partir, scène primitive du nouveau-né, puis lieu du lien décisif avec sa mère.

L'humaine condition.

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21 octobre 2015 3 21 /10 /octobre /2015 10:36

Mathias Enard nous emmène ici (Boussole, Actes Sud, 2015) dans un voyage au bout d'une nuit fiévreuse, aux deux sens du mot. Son héros, le musicologue Franz Ritter, malade, et angoissé, voit se dérouler, entre 23h10 et 6h, tout un pan de sa vie de chercheur de terrain, participant à des colloques entre archéologues, historiens, sociologues, musicologues, à Istamboul, Damas, Téhéran ; des soirées passionnées de discussions et d'échanges accompagnées d'alcools, et de rêves, avec une foule de personnages amoureux de ce Moyen Orient, si proche et si lointain. Et son retour à Vienne.

Et puis Sarah, l'aimée, inaccessible une fois de plus, ( "die ferne Geliebte" ), dont il vient de recevoir depuis le lointain Sarawak un message qu'il n'espérait plus. Sarah la belle, de la lignée de ces vagabondes qui ont cédé à l'attraction orientale et sillonné ces contrées où elles se sont perdues ou peut-être trouvées ; les Annemarie Schwarzenbach, Marga d'Andurain, Lady Esther Stanhope, Isabelle Eberhardt, Alexandra Neel, Lou Andreas Salomé. Enard se délecte, et le lecteur avec lui, de ce flot de personnages, réels ou inventés, qui accompagnent les souvenirs et les délires de Franz Ritter : Lamartine, Hafez, Szymanowski, qui mit ses poèmes en musique, Mahler, Rimbaud, Thomas Mann, Beethoven, tant d'autres. En musicologue érudit il évoque successivement le commentaire de Mann sur la trente deuxième sonate de Beethoven, et ce conférencier du nom de Kretzschmar, "qui joue du piano en beuglant ses commentaires: un bègue pour parler d'un sourd..." Et plus loin, cette traduction de l'ineffable: "Ce faux cercle, cet impossible retour est inscrit par Beethoven lui-même au tout début de la partition, dans le maestoso que nous venons d'écouter. Cette septième diminuée. L'illusion de la tonalité attendue, la vanité des espérances humaines, si facilement trompées par le destin."

Se mélangent dans cette nuit forcenée la musique, l'Orient qui est l'autre en nous, l'amour toujours là, l'obsession de la mort, la nostalgie d'instants uniques : "...une nuit dans une tente de Bédouins entre Palmyre et Rusafa, une nuit où le ciel est si pur et les étoiles si nombreuses qu'elles descendent jusqu'au sol." Et la barbarie qui s'y déchaîne aujourd'hui. Négation d'échanges séculaires.

Le fil directeur, la boussole de ce récit est l'amour de Franz Ritter pour Sarah qui l'a fasciné dès le premier instant ; dont il est le Fou, comme Gays Majnoun fut le Fou de Leyla. Une force inconnue s'est opposée longtemps à ce qu'il l'approche, alors que leurs destinées étaient en quelque sorte tressées l'une à l'autre. Et puis, le miracle advint "lorsque l'aurore rouge enflamma le mont Damavand pour envahir ma chambre et éclairer, au milieu des draps sillonnés de chair, son visage pâli par la fatigue, son dos infiniment nu où paressait, bercé par les vagues de son souffle, le long dragon des vertèbres..." Deux pages admirables de lyrisme inspiré et savant ( biblique ?) .

Il se peut qu'après une longue absence, Sarah revienne. Le livre s'achève sous " le tiède soleil de l'espérance ".

Mais il est presque impossible de rendre compte de la beauté déployée ici, du foisonnement des paysages et des êtres, de cette érudition si pleine et si légère, qui nous emporte dans l'espace et le temps ; nous installe dans des lieux improbables et familiers. Enard maîtrise constamment ce flux d'idées, de rêves, de parcours inédits, d'histoires vraies et extraordinaires. Le sable, le désert,"pays du lait, du miel et de l'incendie", le bruit de l'eau, le parfum d'un grenadier. L'opium, mythe et fumée. Les gens de partout. D'hier et d'autrefois. leurs histoires dans la grande histoire. Et ce héros frénétique, hypocondriaque et passionné.
Comme dans Zone où la Méditerranée était le lieu d'une mixité toujours remise en question, Boussole montre que l'histoire du monde est celle de l'existence de l'Autre avec soi, dont il faut bien admettre l'évidence sous peine de dispar
ition.

Cette constatation serait un peu sèche, si elle ne s'appuyait sur une merveilleuse et poétique aventure de lecteur.

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5 octobre 2015 1 05 /10 /octobre /2015 18:37

Personne ne peut sortir indemne de ce qu’a vécu Christine Angot. Elle a droit à notre respect, et à la justice.

Mais peut-on pour autant magnifier son dernier écrit, qui est tout, sauf un roman digne de ce nom, et ne respecte aucunement le lecteur ?

Pourtant, bien sûr, l’histoire de ce couple mère-fille abandonné par un monstre d’égoïsme, de leurs douleurs, de leurs errances ; d’un pervers convaincu de sa légitimité : rien d’original, mais la matière d’un beau texte. Pourquoi pas ?

Au lieu de cela, le lecteur stagne dans la description plate d’une histoire d’amour fondée dès le départ sur l’illusion et le mensonge. Le mécanisme de victimisation n’est explicité qu’à la toute fin du texte, comme une leçon d’anthropologie.

L’enfant passe de l’amour fou pour sa mère au rejet, sans que cette évolution soit rendue sensible et crédible. La révélation de l’inceste sodomite arrive au détour d’un paragraphe, apportée par un personnage secondaire que le lecteur avait déjà oublié. Et puis, plus rien que du bavardage.

Châteauroux et Reims apparaissent dans un brouillard paresseux, comme un décor convenu. Quel dommage quand on sait le parti qu’un véritable écrivain peut tirer d’un environnement urbain.

Et les lettres du Père… Si ce sont les authentiques, soit. Si Madame Angot les fabrique, il fallait aller plus loin dans la froideur, l’hypocrisie, l’inconscience, l’inélégance.

Ecrire un vrai roman, qui vous emporte, force l’intérêt, l’admiration, la réflexion.

Chez un écrivain, la négligence est un péché capital. L’adulation d’une partie de la critique reste un mystère.

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25 septembre 2015 5 25 /09 /septembre /2015 15:33

Le bouche à oreille au sujet du dernier Jim Harrison ( Flammarion 2015) n’est pas aussi enthousiaste que d’habitude. Serait-ce le roman de trop ?

On y retrouve pourtant avec bonheur cet amour fou pour son Michigan natal et la Péninsule Nord ; les forêts, les lacs et les rivières, dont il nous fait respirer les parfums. Les chevreuils, les ours, les truites de toutes les couleurs.

Et cette empathie généreuse pour ceux qui n’ont personne : les enfants battus, violés, négligés, les Indiens, les soldats des mauvaises guerres. Les victimes de la violence sous toutes ses formes, où Harrison voit le mal dont souffre l’Amérique.

Malgré la beauté ambiante, le chalet en rondins, le feu pour les grillades, les grandes enjambées dans l’herbe boueuse, les trous d’eau, les motels et leurs bars.

Cette violence dont il fait le huitième péché capital dans ce « faux roman policier » géré par son alter ego, le policier retraité Sunderson.

Sunderson pratique au moins trois de ces péchés ; il est luxurieux, gourmand et coléreux. Ce qui lui a coûté son mariage, et nombre de plaies et bosses.

Restent ses passions vitales, la pêche à la truite, le goût des bonnes choses, la haine de l’injustice et de la méchanceté. Le regret lancinant de l’amour perdu.

Et voici que son chalet de pêche nouvellement acquis se trouve voisin d’une tribu de psychopathes. Trois générations mêlées au gré des mâles dominants et maltraitants. Y fleurissent le meurtre, le viol, l’inceste. Vodka dès le matin. Chacun pour soi. Haines et incendies. Trois fermes dont deux complètement délabrées. Pas la troisième. Tout est là.

D’étranges relations presque banales, du moins à la façon Harrison, s’installent entre Sunderson et ces Ames. (on pourrait dire en français « damnées », mais c’est trop facile.)

Lemuel Ames est à la fois un justicier, un tueur en série, violeur, incestueux, et un apprenti écrivain. Harrison, comme souvent, laisse libre cours au délire comme un luxe, et à l’invraisemblance comme une hubris. Ainsi une sorte de négligence d’écrivain dans ces retours en arrière improductifs, alors que, dans des romans antérieurs, ceux-ci jouaient finement sur l’irruption du jadis dans le maintenant. Autre négligence (un péché capital ?) ces descriptions de voyages qui semblent n’être là que pour la nostalgie.

De même, la répétition monotone des scènes de sexe et d’alcoolisation systématique accompagnées de morne culpabilité peut laisser le lecteur perplexe : l’auteur s’est-il relu ?

Quelques dizaines de pages de moins, ne pas se contenter de l’usage systématique de l’imparfait et du passé simple, et le texte devenait plus vibrant.

Une impression personnelle, peut-être malvenue par rapport à ce géant des lettres.

Qui nous laisse la lumière des cours d’eau, des étoiles, l’odeur du feu, comme un cadeau. Et Diane revenue. Harrison est un optimiste. Un optimiste furieux.

Et un homme de goût. Il offre à ses lecteurs français l’éloge d’un grand cru varois.

Reste un grand texte comme une métaphore d’un monde splendide mis en danger par ses propres enfants. Banal, peut-être. Mais traversé par l’ardeur d’un amour-haine passionné.

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21 août 2015 5 21 /08 /août /2015 14:34

On retrouve dans ce bel ouvrage (Editions Galilée 2015) les thèmes d'élection de Pascal Quignard, dont celui qui devrait décourager le commentaire : l'auteur ne s'autorise que de son propre chef, tout jugement est injuste, superflu, détestable.

Etre lecteur, vraiment, ne signifie pas juger, mais se laisser emporter, "car la lecture ravage l'identité." Lire Pascal Quignard est entrer dans la fréquentation des meilleurs textes et partager une exigence inébranlable de lucidité quant à l'humaine condition. Qui s'accompagne d'une passion toujours neuve devant la beauté du monde ("garder sa faculté d'éblouissement").

Mais sa passion intrinsèque, aux deux sens du mot, souffrir, et vivre pour, est tout entière vouée à l'écriture: "...comme un prince, comme une princesse, comme un premier-né, il s'élance dans un océan dont il n'a pas la préconception. Il s'élance dans sa toile comme dans un nuage. Il s'élance dans sa page comme dans un vide."

Ceux qui écrivent juste pour plaire à l'opinion commune ne méritent pas le nom d'auteur.

Au contraire, à la façon de Michel de Montaigne, et d'autres Solitaires, Pascal Quignard recommande de fuir la communauté des hommes : ceux-ci haïssent la liberté et adorent la servitude. Et du même coup expliquent et justifient les grandes tueries : les jeux du cirque à Rome, les autodafés, les camps nazis, jusqu'aux fictions télévisées, il s'agit de voir couler du sang sur le sable de l'arène.

Tout aussi violent, ce jugement imposé à l'individu, dès l'enfance, et toute sa vie : évalué, numéroté, classé, tracé. Ce que l'on nomme l'habitus social n'est jamais qu'une auto-régulation "librement" acceptée. Quignard présume que cette soumission, cette satellisation éperdue ont pris racine dans la détresse et l'angoisse néo-natales. Quelques-uns éprouvent l'urgence vitale d'y échapper: "Ne regarde pas aux regards. Ne songe plus à la mort. Ne plus juger, c'es sortir de prison. C'est sortir de la dépendance puérile, de la peur de mal faire, de la crainte d'être ridicule. C'est sortir de l'esclavage familial, puis scolaire, puis sectaire, puis social, puis national."

Il se retrouve ainsi en illustre compagnie: au fil du texte nous croisons des dizaines d'hommes et de femmes qui ont choisi de se défaire, de s'insoumettre. Platon (" il faut fuir les âmes qui ont une opinion de la même façon qu'on s'éloigne quand on voit venir des hommes éméchés." Phaidros ) ; Montaigne, Jésus ( "Moi, je ne juge pas..." Jean,VIII,15 ), Descartes ("suspendre son jugement" Discours de la méthode ), La Boëtie, Simone Weil, Jean Rustin, Freud, Tchouang Tseu, dans le désordre, et au hasard : Pascal Quignard a des amis dans toutes les cultures, des semblables qui rendent le monde respirable, juste parce qu'ils ont choisi "l'ascétisme des créateurs (...) une ruse pour créer (...) La pauvreté, une ruse pour être libre (... ) Il s'agit d'être vraiment seul, de créer c'est à dire de se perdre dans son nuage gris ou noir, sa brume, son souffle, son ombre, sa chose, son rêve, son invisible". Un vocabulaire amoureux pour désigner l'oeuvre à faire qui vient à lui, "sur ses pieds nus", pour paraphraser Valéry.

Cette conquête de la liberté, l'auteur en parle comme d'une illumination qui l'a saisi un jour sur un pont de Paris ; du même pas, il est allé se démettre de ses fonctions de "jugeur" de livres et s'en remettre pour vivre à ses lecteurs. A voir la ferveur de son public lors des journées de la correspondance à Manosque, ceux qui l'ont rencontré sont restés à ses côtés.

On peut imaginer que Quignard ressent l'amitié que lui vouent ses lecteurs : sinon parlerait-il avec cette franchise de la torture que représente pour lui l'inévitable épreuve annuelle de la "promotion" ? Celle qu'il doit à l'acte de création qui l'inscrit dans une lignée et justifie sa vie chaque matin, si on n'a pas peur des grands mots.

De toutes façons, le monde est tel qu'il vaut mieux s'échapper : l'injustice, la violence, le crime, le mensonge, la lâcheté, les méchants, foisonnent. Heureusement, le monde est beau ("regagner la dense et solide beauté de la nature et de la montagne"...), il y a les amis, l'amour, et les chats. Les livres à lire, ceux à venir :

"Ecrire est une course à perdre son nom, à perdre son souffle, à quitter son cri, où l'esprit se détache de tout, où l'identité se décompose, où l'âme devient aussi étendue que le ciel peut l'être, vapeur entièrement attirée par le soleil comme peuvent l'être les oiseaux qui chantent dans l'aurore qui monte et s'efface dans la lumière." (p.188)

Montaigne, encore lui, voyait le monde et la création autrement (" Tout bon, Il a fait tout bon"), en homme de la Renaissance et malgré les guerres civiles. Et ceci tout compte fait de l'infinie faiblesse des hommes et de leur cruauté.

Quignard et nous, ses contemporains, les petits-enfants de Sigmund Freud et d'un siècle qui saigne, sommes moins enclins à la sérénité et l'optimisme. Méfiance devant l'instinct de destruction.

Mais aussi accueillir l'offrande de bonheurs partagés :

"Celui qui improvise tout à coup au piano dans la maison qui donne sur le jardin s'interrompt brusquement s'il se sent écouté. Même si c'est un chat qui l'écoute. Même si c'est un minuscule oiseau des bambous ou un passereau qui l'écoute et qui soudain concourt avec son chant" (p.144).

"Ecrivez les noms de ceux qui furent et qui vous bouleversèrent sur les feuilles rouges des érables et posez-les sur l'eau. Là où elles sombreront, là les destinataires ou bien se reflètent ou bien se trouvent." (p.252)

Lire tout le livre, à tout instant un éblouissement comme ces villes merveilleuses où chaque coin de rue, chaque perspective, semblent à la fois nouveaux et familiers.

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14 juillet 2015 2 14 /07 /juillet /2015 17:02

Ce film irlando-britannique est à voir actuellement sur OCS.

Dans l'ombre du confessionnal, une voix anonyme prévient le prêtre qu'il sera assassiné, un dimanche.

L'homme bon paiera ainsi pour le mauvais prêtre qui a saccagé l'enfance, et toute la vie, de celui qui parle.

Pendant une longue semaine, le condamné va parcourir le chemin qui le mène à la mort. Dont les étapes déclinent autant de rencontres: la femme adultère, le mauvais riche, les péchés de violence, d'ivrognerie. Mais aussi la sainteté, le repentir, le pardon. Et deux hommes d'église infidèles à leur mission, incapables de don, d'amour, d'oubli de soi.

Un bilan de désespoir. Avant de tomber sous les balles, le prêtre aura mis toute son énergie à quelque peu "redresser" les choses... Et se présente au rendez-vous du tueur, comme à son juge ultime : il va payer pour les péchés, non pas des hommes, mais de son église.

Ce résumé ne rend pas compte de la douceur et de la paix qui habitent ce film, du charme naturaliste des paysages, de l'émotion devant le sourire d'un enfant.

Le prêtre, avec sa carrure à la Depardieu dans Sous le soleil de Satan, n'essaie pas d'être un saint, n'en appelle pas à la divinité, ne se plaint pas. Il accepte le martyre, c'est à dire le témoignage d'une autre humanité possible.

Admirable film, un acte d'accusation, mais beaucoup plus que cela.

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30 juin 2015 2 30 /06 /juin /2015 16:40

House of cards - Série initiée par Beau Willimon- Sur H.B.O - d’après le roman de Michael Dobbs et la série homonyme anglaise

C’était il y a longtemps : on regardait Dallas partagés entre l’incrédulité amusée devant ce succès planétaire, et une sorte d’admiration. Le message était clair : les riches, les très riches, sont à plaindre, il ne leur arrive que des misères.

Il y avait aussi, mais les moins de vingt ans ne peuvent pas savoir, les séries de familles modèles, avec rires enregistrés et morale convenue. Et puis les soap operas, dont les fidèles sont ironiquement épinglés dans Journal Intime (1993) de Nanni Moretti : croisant des étrangers qui bénéficient d’une diffusion plus avancée, ils s’enquièrent des héros d’Amour, Gloire et Beauté.

La préhistoire.

Voici de nouvelles séries venues d’ailleurs, passionnantes, évoluant dans une sorte d’empire du mal, de la transgression, de la violence.

Celle des Sopranos réussit ce tour de force de rendre attachante une « famille » de mafiosi du New Jersey, redoutables, cruels, amoraux, plus déglingués les uns que les autres.

Dans un registre différent, la première « saison » (terme devenu incontournable pour désigner les étapes de ces productions) de True Detective a créé une véritable addiction pour deux personnages atypiques de policiers du Sud profond et leur traque d’un assassin psychopathe. Ici, force reste à la loi.

Quant à House of cards , qui dissèque les mécanismes des lieux de pouvoir étatsuniens, elle serait la série préférée de Barack Obama, ce qui nous met en bonne compagnie.

Attraction-répulsion, pour cette chronique minutieuse d’un monde où dominent, et gagnent, l’hypocrisie, le mensonge, les chantages, les manipulations, et, pour faire bonne mesure, l’assassinat.

Mais voilà : le scénario est tiré au cordeau, pas de temps mort, des personnages parfaitement dessinés, des acteurs remarquables. Une vraisemblance soignée, avec juste le petit écart nécessaire pour que l’on sache que c’est…du cinéma, et qu’on est au spectacle. Mais quand même…

Les scénaristes ont épinglé ce qu’il y a d’abîmé dans une démocratie bafouée par l’argent-roi, l’égoïsme des « élites », la dénaturation du sentiment religieux, un culte dévoyé de la transparence, la tyrannie du comme il faut.

Le couple–héros, dans sa course irrésistible à la Présidence, détruit sur son passage les gêneurs, les acolytes provisoires, et manipule les autres. Une mécanique diabolique à la façon d’un inexorable jeu d’échecs. Pas le moindre investissement libidinal qui pourrait enrayer l’engrenage.

En contre-champ les protagonistes qui font preuve de courage, d’amour vrai, sont les vaincus de l’affaire.

La série n’est pas terminée, mais pour le moment, les méchants font la loi.

Un parfum d’Amérique plutôt rude, dans les trois cas. Une catharsis ?

Une fascination morbide pour un univers de semi-fiction, impudent et séduisant ?

Les réalisateurs de House of cards ne se contentent pas de faire du spectacle avec l’immoralité des Grands. Ils suggèrent quels risques encourt ainsi la démocratie. Les projecteurs sont braqués sur les comportements individuels, ce qui est un parti pris relativement exotique pour des Européens habitués à des visions plus collectives de comportements politiques, dans les films sérieux du moins.

N’y aurait-il pas aussi « l’effet Dallas » ? Vous, spectateurs, vous ne disposez pas de cette puissance mortifère, vous n’avez pas cette capacité de maîtrise des événements, mais n’êtes- vous pas plus… tranquilles ?

Tranquilles et ravis devant un récit filmé à un train d’enfer avec des ellipses, des allusions, des regards, qui mettent le spectateur dans une totale complicité. Et un générique de toute beauté.

C’est un grand plaisir d’identification distanciée. Nous n’avons pas fini d’aimer découvrir l’Amérique.

P.S : un texte étonnant de Proudhon, dans La guerre et la Paix (1860) analyse subtilement la spécificité des Etats-Unis un an avant la guerre de Sécession.

voir merlerene.canalblog.com 21 juin 2015

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11 mai 2015 1 11 /05 /mai /2015 17:08

Sigmund Freud, en son temps et dans le nôtre. Élisabeth Roudinesco.
Seuil éditeur prix Décembre 2014.
prix des prix littéraires 2014.

Excellent titre pour cet ouvrage d'Elisabeth Roudinesco, historienne et psychanalyste.
Le temps de Freud, fin XIXeme, milieu du XXeme siècle, c'est l'effondrement d'un certain monde politique, societal, intellectuel, suivi d'une accalmie bientôt démentie par le fracas de deux guerres mondiales, et l'irruption d'une sauvagerie jamais vue.
En même temps, Freud est spirituellement à la fois l'héritier des Lumières et du Romantisme, celui qui explore les richesses de l'individu, et aussi ses zones sombres.
Victor Hugo a déjà exalté les grandes figures de Moïse ou d'Hamlet quand Freud est encore enfant. Balzac est parti, mais Freud se nourrira de la saisissante métaphore de " La peau de chagrin" quant à l'instinct de mort présent au cœur du désir.
Dans ce contexte culturel et spirituel, le jeune étudiant rigoureux, curieux, ambitieux, va découvrir par tâtonnements progressifs le rôle de l'inconscient et les possibilités de la cure analytique. Fils particulièrement brillant d'une famille aux multiples replis, celle-ci sera son terrain d'étude privilégié. Freud, juif incroyant, mais profondément juif, d'une clairvoyance aiguë, à la Kafka.
Et notre temps a hérité de la psychanalyse. Avec un peu plus de lucidité sur les démons humains. Mais guère plus d'armes pour les combattre.
Élisabeth Roudinesco s'appuie sur une documentation considérable qu'elle est allée puiser aux meilleures sources. Les notes de bas de pages témoignent qu'elle a tout lu sur son sujet.
Ses analyses et descriptions de la personnalité de Freud, de ses rapports parfois orageux avec ses disciples, de sa vie familiale proposent un portrait contrasté et bien humain du fondateur. On y trouve l'admiration, l'empathie,et comme une fraternité. Que Madame Roudinesco partage post mortem avec ces figures lumineuses que sont Lou Andreas Salome ou Marie Bonaparte, qui arracha Freud et quelques-uns à la férocité, moyennant rançon.
Sigmund Freud fut un combattant de la liberté conquise sur les forces obscures de l'inconscient, mais aussi sur les tyrannies ordinaires. Les régimes dictatoriaux ne s'y sont pas trompés qui ont toujours persécuté les entreprises analytiques. Sans oublier l'antisémitisme oŕdinaire.
Moins explicable est l'acharnement de certains bons esprits, et ceci dès les origines, avec constance. Comme si l'œil perçant de l'analyse était plus scandaleux que ce qu'il découvre. Alors, on crédite Freud de toutes les vilenies. Élisabeth Roudinesco, avec l'énergie qu'on lui connaît, règle leur compte à toutes ces falsifications d'hier et d'aujourd'hui.
Montesquieu dans " l'Esprit des lois", définissait l'historien idéal comme devant être à la fois " indifférent"( au sens d'impartial) et " passionné". on peut créditer Élisabeth Roudinesco de ces deux qualités. Son œuvre témoigne d'ailleurs de cette ardeur de combattante.

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