On retrouve dans ce bel ouvrage (Editions Galilée 2015) les thèmes d'élection de Pascal Quignard, dont celui qui devrait décourager le commentaire : l'auteur ne s'autorise que de son propre chef, tout jugement est injuste, superflu, détestable.
Etre lecteur, vraiment, ne signifie pas juger, mais se laisser emporter, "car la lecture ravage l'identité." Lire Pascal Quignard est entrer dans la fréquentation des meilleurs textes et partager une exigence inébranlable de lucidité quant à l'humaine condition. Qui s'accompagne d'une passion toujours neuve devant la beauté du monde ("garder sa faculté d'éblouissement").
Mais sa passion intrinsèque, aux deux sens du mot, souffrir, et vivre pour, est tout entière vouée à l'écriture: "...comme un prince, comme une princesse, comme un premier-né, il s'élance dans un océan dont il n'a pas la préconception. Il s'élance dans sa toile comme dans un nuage. Il s'élance dans sa page comme dans un vide."
Ceux qui écrivent juste pour plaire à l'opinion commune ne méritent pas le nom d'auteur.
Au contraire, à la façon de Michel de Montaigne, et d'autres Solitaires, Pascal Quignard recommande de fuir la communauté des hommes : ceux-ci haïssent la liberté et adorent la servitude. Et du même coup expliquent et justifient les grandes tueries : les jeux du cirque à Rome, les autodafés, les camps nazis, jusqu'aux fictions télévisées, il s'agit de voir couler du sang sur le sable de l'arène.
Tout aussi violent, ce jugement imposé à l'individu, dès l'enfance, et toute sa vie : évalué, numéroté, classé, tracé. Ce que l'on nomme l'habitus social n'est jamais qu'une auto-régulation "librement" acceptée. Quignard présume que cette soumission, cette satellisation éperdue ont pris racine dans la détresse et l'angoisse néo-natales. Quelques-uns éprouvent l'urgence vitale d'y échapper: "Ne regarde pas aux regards. Ne songe plus à la mort. Ne plus juger, c'es sortir de prison. C'est sortir de la dépendance puérile, de la peur de mal faire, de la crainte d'être ridicule. C'est sortir de l'esclavage familial, puis scolaire, puis sectaire, puis social, puis national."
Il se retrouve ainsi en illustre compagnie: au fil du texte nous croisons des dizaines d'hommes et de femmes qui ont choisi de se défaire, de s'insoumettre. Platon (" il faut fuir les âmes qui ont une opinion de la même façon qu'on s'éloigne quand on voit venir des hommes éméchés." Phaidros ) ; Montaigne, Jésus ( "Moi, je ne juge pas..." Jean,VIII,15 ), Descartes ("suspendre son jugement" Discours de la méthode ), La Boëtie, Simone Weil, Jean Rustin, Freud, Tchouang Tseu, dans le désordre, et au hasard : Pascal Quignard a des amis dans toutes les cultures, des semblables qui rendent le monde respirable, juste parce qu'ils ont choisi "l'ascétisme des créateurs (...) une ruse pour créer (...) La pauvreté, une ruse pour être libre (... ) Il s'agit d'être vraiment seul, de créer c'est à dire de se perdre dans son nuage gris ou noir, sa brume, son souffle, son ombre, sa chose, son rêve, son invisible". Un vocabulaire amoureux pour désigner l'oeuvre à faire qui vient à lui, "sur ses pieds nus", pour paraphraser Valéry.
Cette conquête de la liberté, l'auteur en parle comme d'une illumination qui l'a saisi un jour sur un pont de Paris ; du même pas, il est allé se démettre de ses fonctions de "jugeur" de livres et s'en remettre pour vivre à ses lecteurs. A voir la ferveur de son public lors des journées de la correspondance à Manosque, ceux qui l'ont rencontré sont restés à ses côtés.
On peut imaginer que Quignard ressent l'amitié que lui vouent ses lecteurs : sinon parlerait-il avec cette franchise de la torture que représente pour lui l'inévitable épreuve annuelle de la "promotion" ? Celle qu'il doit à l'acte de création qui l'inscrit dans une lignée et justifie sa vie chaque matin, si on n'a pas peur des grands mots.
De toutes façons, le monde est tel qu'il vaut mieux s'échapper : l'injustice, la violence, le crime, le mensonge, la lâcheté, les méchants, foisonnent. Heureusement, le monde est beau ("regagner la dense et solide beauté de la nature et de la montagne"...), il y a les amis, l'amour, et les chats. Les livres à lire, ceux à venir :
"Ecrire est une course à perdre son nom, à perdre son souffle, à quitter son cri, où l'esprit se détache de tout, où l'identité se décompose, où l'âme devient aussi étendue que le ciel peut l'être, vapeur entièrement attirée par le soleil comme peuvent l'être les oiseaux qui chantent dans l'aurore qui monte et s'efface dans la lumière." (p.188)
Montaigne, encore lui, voyait le monde et la création autrement (" Tout bon, Il a fait tout bon"), en homme de la Renaissance et malgré les guerres civiles. Et ceci tout compte fait de l'infinie faiblesse des hommes et de leur cruauté.
Quignard et nous, ses contemporains, les petits-enfants de Sigmund Freud et d'un siècle qui saigne, sommes moins enclins à la sérénité et l'optimisme. Méfiance devant l'instinct de destruction.
Mais aussi accueillir l'offrande de bonheurs partagés :
"Celui qui improvise tout à coup au piano dans la maison qui donne sur le jardin s'interrompt brusquement s'il se sent écouté. Même si c'est un chat qui l'écoute. Même si c'est un minuscule oiseau des bambous ou un passereau qui l'écoute et qui soudain concourt avec son chant" (p.144).
"Ecrivez les noms de ceux qui furent et qui vous bouleversèrent sur les feuilles rouges des érables et posez-les sur l'eau. Là où elles sombreront, là les destinataires ou bien se reflètent ou bien se trouvent." (p.252)
Lire tout le livre, à tout instant un éblouissement comme ces villes merveilleuses où chaque coin de rue, chaque perspective, semblent à la fois nouveaux et familiers.