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6 octobre 2016 4 06 /10 /octobre /2016 20:36

Il est beau. Il est académicien français. Il est né russe.

Il a cloué le bec, récemment, sur Arte, à des journalistes certes sympathiques et de bonne compagnie, mais résolument « pensée unique » en ce qui concerne l’ogre russe.

Etait-ce une, ou plusieurs, bonne/s raison/s pour se procurer « Archipel d’une autre vie » (Seuil 2016) ?

Cette traque dans la taïga, cet enfouissement dans une nature toute puissante, cette mise à nu des êtres sont comme une métaphore de l’histoire du monde. Une poursuite où poursuivants et poursuivis échangent leurs rôles, parce qu’il n’y a pas d’issue, ni de point d’arrivée, sauf un refuge derrière des murs de glace. A moins d’être reparti sur le radeau de tous les risques. Le fil réel (une corde sournoise entrave l’un ou l’autre …), ou symbolique (des jumelles, qui changent de mains), n’est pas un fil d’Ariane. Pas de sortie. Car plane sur cette aventure l’aile noire d’une dictature qui a trahi une espérance. Et n’a laissé aux hommes et femmes privés de leur humanité qu’un dérisoire pantin intérieur, qui leur promet de durer au prix « du bannissement de tout ce qui (les) rendait vivants ». Rien de « l’homme nouveau » promis. Ne réussiront à vivre au sens vrai du mot que deux évadés, Adam et Eve sans avenir.

Mais… le bonheur de lire n’est pas tout à fait au rendez-vous. Les personnages plutôt convenus, même si émouvants, s’effacent un à un comme dans un jeu de massacre. Les situations se répètent. On ne pénètre pas vraiment à l’intérieur, ni des héros, ni de ce qu’il en est, chez Andrei Makine, de l’urgence d’écrire. Et surtout, malgré de beaux éclairs (« j’admirai jusqu’au vertige ces herbes qui effleuraient une étoile »… « la beauté de la taïga nous immergeait dans son lent ondoiement vert »), le récit souffre d’une sorte de fadeur. Le procédé de l’histoire dans l’histoire l’encombre quelque peu. Pardon pour ce sacrilège à l’endroit d’un académicien.

Reste la découverte de l’immensité sibérienne, de ses fleuves, de la mer du bout du monde. Un beau personnage de femme, personnifiant l’obstination à vivre. Et le témoignage d’une souffrance historique.

Mais il n’aurait pas fallu lire ce roman après celui d’un Laurent Mauvignier.

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24 septembre 2016 6 24 /09 /septembre /2016 13:56

Ceci est un livre coup de poing. L’auteur nous saisit par la peau du cou et ne nous lâche plus, déconcertés, angoissés, ravis malgré la noirceur des situations.

Noirceur des hommes violents, des ciels d’orages, des blocages affectifs indépassables, de la proximité de la mort. D’un attentat qu’on a presque oublié et qui a détruit, d’un souffle, tous les espoirs de l’héroïne.

Mais subsiste comme une irrigation souterraine venue de loin, sa volonté têtue de survivre en sauvant son enfant : il est tout entier dans la haine de lui-même et des autres.

Laurent Mauvignier nous emmène avec ses héros au bout du monde, là où on peut chevaucher à l’infini, s’arrêter près des ruisseaux, ou des yourtes des nomades kirghizes, partager les boulettes de viandes et le koumis.

Mais affronter les bandits, voleurs de chevaux, la tempête meurtrière, et ce garçon désemparé.

Le récit est comme une anamnèse en constante évolution, avec des plongées et des retours, apparemment inopinés, en fait savamment ménagés. Le lecteur y est interpelé autant que l’héroïne par l’urgence d’un dévoilement. On retraverse le Styx ensemble.

C’est un voyage, un morceau de vie aussi dans la beauté des lieux, des choses et du langage, et l’amour des êtres, si complexes soient-ils. Fraternels, ou dangereux.
Tout s’ordonne dans ce texte autour d’une colonne vertébrale, qui apparaît ailleurs dans l’œuvre de Mauvignier : les catastrophes publiques ont des répliques, en cascade, sur les destins privés. Visages de la fatalité ? Une œuvre d’art comme rempart
?

Un roman où le passé, l’imaginaire, les rêves, des états indistincts proches d’hallucinations, tiennent tant de place, où l’auteur décrit avec une extrême finesse des rencontres, une prairie, des reflets sur un glacier, une joute acrobatique entre cavaliers, tout un monde reconstruit. La beauté du monde.

Un style qui évoquerait peut-être à la fois Thomas Bernhardt (un des auteurs favoris de Mauvignier) et Mathias Enard, par la densité de son écriture, mêlée de baroque.

Coup de cœur, comme disent les libraires.

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12 juillet 2016 2 12 /07 /juillet /2016 10:51

On connaît bien cette analyste qui n’hésite pas à investir le monde des médias pour y délivrer une parole de soin et de liberté. Et la plupart de ses ouvrages sont réédités en Poche, ce qui est une entreprise de salubrité publique.

En effet, mieux que les chroniques spécialisées de la presse de grande diffusion (lesquelles sont loin d’être inutiles), Claude Halmos, dans ce dernier livre, sait à la fois répondre à un problème particulier posé à l’antenne, et mettre en place un angle de vue éclairant et salvateur.

Ce gros ouvrage de 400 pages représente 200 chroniques diffusées entre 2011 et 2016 et s’efforce de répondre aux questions que posent une difficulté de vivre, un obstacle incompréhensible, une impasse où se débat un proche, un enfant malheureux, etc…

Au lieu d’un exposé théorique nourri d’études de cas, nous assistons en direct à un échange sur le vif de questions-réponses portant sur des situations difficiles et urgentes.

A chaque fois, Claude Halmos, loin de délivrer une solution toute faite, pose la ou les questions qui vont éclairer ce qui fait que, quelque part, une vie est en danger de s’enliser dans la violence, l’angoisse, l’échec, le malheur. Et montre que le malheur n’est pas une fatalité, même si on ne peut pas éviter la souffrance. Un exemple : un auditeur dont le fils est incarcéré pour agissements pédophiles se demande comment parler à son petit-fils ; avec beaucoup de finesse, l’analyste installe une possibilité de communication entre les trois générations tout en suggérant discrètement une amorce de causalité possible. Ce qui n’est pas rien, et ajoute : « On ne peut, à cet enfant, éviter de souffrir. Mais on peut faire en sorte que cette souffrance n’hypothèque pas sa construction. »

Souci constant et admirable de C.Halmos : rappeler qu’une vie ne se construit pas sur le mensonge, qu’il faut fuir comme la peste les idées reçues, les préjugés confortables, la paresse de se mettre en question : c’est ainsi qu’on fabrique pour soi-même et pour l’autre des vies pourries . La violence du non-dit est destructrice à chaque fois.

Le sens commun n’est pas du bon sens. Le bon sens n’est pas spontané. Il résulte d’un effort sur soi-même et de respect de quelques principes pas toujours faciles à appliquer : toujours dire la vérité aux enfants sur ce qui les concerne, c’est leur dire leur humanité ; leur enseigner les interdits fondamentaux par rapport à la sexualité et à la violence. Et à partir de là, ce qu’il en est de la loi : on ne peut pas tout faire. Simplement, et efficacement.

Elle suggère aussi, et dédramatise la démarche du recours à un professionnel de l’écoute : malgré l’amour, la bonne volonté, les proches ne peuvent pas tout résoudre.

Et ne fait pas comme si tout dépendait de bonnes relations individuelles : le bonheur de vivre est là si l’école joue son rôle de fenêtre ouverte sur la différence et sur l’autre, si le monde du travail respecte les hommes et les femmes.

Claude Halmos exprime dans ce beau livre, ce kaléidoscope de dizaines d’appels, une saine colère contre ce qui entrave la possibilité de vivre pleinement, et apporte sa pierre à la construction d’un monde vivable.

On peut piocher au hasard dans ces chroniques et y trouver son miel, un peu comme les enfants curieux d’avant Internet qui dévoraient les dictionnaires. Et au moins, pour les personnes dont il s’agit, quelqu’un a tiré l’alarme. Trop souvent on se détourne d’un enfant triste qui va passer sa vie à se guérir d’une enfance mal entourée. Claude Halmos pointe la responsabilité des adultes, mais n’en fait pas pour autant des coupables, puisque, de toute façon, « c’est la génération d’avant qui les a mis dedans » (selon Paul Mathis, psychanalyste). Cercle vicieux, à briser par la médiation des mots nécessaires.

Une belle démonstration chaleureuse des ressources du regard analytique.

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28 avril 2016 4 28 /04 /avril /2016 06:53

Quatuor, roman de Anna Enquist, Acte Sud, 2016

« Maintenant qu’il est arrivé à un âge avancé, il se réveille tôt. Trop tôt. Il regarde le jour pâle à travers la fenêtre du jardin(…) Les herbes hautes ont envahi le jardinet. Foisonnement. Tiges qui s’étirent. Il ne s’en est jamais vraiment préoccupé. A présent, il éprouve une vague inquiétude à la vue de cet océan végétal. Les voisins. Personne ne lui a encore fait de reproches, mais ce n’est qu’une question de temps. »

L’incipit du roman donne le ton : toute vie humaine se déroule sous la menace.

Menace de la déchéance, de la maladie, du deuil, des autres: un chauffeur de bus imprudent, des administrations aveugles ou indifférentes, un monstre criminel produit d'un monde sans pitié.

Le vieil homme du début fut un violoncelliste adulé. Il n'a plus qu'une élève, et vit dans la hantise de l'intrusion des services sociaux. Pourtant, la première intrusion, radieuse et bénéfique, sera celle d'un jeune garçon qui veut juste l'aider, et surtout l'écouter jouer. Fausse embellie, comme une ruse avant l'assaut de l'ennemi.

Les membres du quatuor, musiciens émérites mais non professionnels, puisent dans leurs rencontres , et avec Bach, Mozart, Dvorak, Schubert, une possibilité d'exister malgré tout. Car la vie courante ne les épargne pas, à des degrés divers:

"Ils commencent avec le Quatuor en ré mineur de Mozart, à titre d'échauffement, mais surtout pour Laura qui les écoute dans son petit lit. Jochem s'aperçoit qu'il a enfin trouvé le calme, pour la première fois aujourd'hui. Il est en mesure d'apprécier le son chaud qu'il réussit à tirer de l'alto, exactement comme il se le représentait.(...) Pile synchro avec Jochem et pas de décalage en posant le tempo, se félicite Heleen. Quel morceau magnifique, vraiment, ce début mystérieux avec son saut d'octave descendant, répété à la cinquième mesure (...) Et le violoncelle, qui résonne d'abord dans les graves, mais qui rallie ensuite avec passion les voix intermédiaires. Que quelqu'un ait pu inventer ça, c'est miraculeux."

Ils étaient tous en train de redevenir un peu heureux, de goûter les plaisirs simples de l'amitié, des bonnes choses à déguster, de l'air frais sur les canaux. Un peu comme les personnages du roman Carus de Pascal Quignard (Gallimard, 1979) qui délivrent leur ami d'une grave dépression, à force de musique jouée ensemble, de bonnes nourritures partagées.

Mais Heleen, visiteuse des prisons, a noué une relation épistolaire imprudente avec l'ennemi public no1 en instance de transfert, et dont parlent tous les médias. Persuadée que la musique peut élever l'homme au-dessus de lui-même, elle en a trop dit sur le lieu de leurs répétitions et lui a ouvert une porte vers la violence et le crime. Elle croyait partager des émotions, le prisonnier a entendu des informations et organisé une prise d'otages.

Dans la légende germanique du Joueur de flûte de Hamelin, le son du violon emmène à la mort toute une bande d'enfants, noyés dans la Weser.

La musique de Mozart a attiré le criminel Helleberg vers la barge où jouent les quatre amis, où dort Laura.

La police finit par arriver, et fera exploser la barge.

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21 octobre 2015 3 21 /10 /octobre /2015 10:36

Mathias Enard nous emmène ici (Boussole, Actes Sud, 2015) dans un voyage au bout d'une nuit fiévreuse, aux deux sens du mot. Son héros, le musicologue Franz Ritter, malade, et angoissé, voit se dérouler, entre 23h10 et 6h, tout un pan de sa vie de chercheur de terrain, participant à des colloques entre archéologues, historiens, sociologues, musicologues, à Istamboul, Damas, Téhéran ; des soirées passionnées de discussions et d'échanges accompagnées d'alcools, et de rêves, avec une foule de personnages amoureux de ce Moyen Orient, si proche et si lointain. Et son retour à Vienne.

Et puis Sarah, l'aimée, inaccessible une fois de plus, ( "die ferne Geliebte" ), dont il vient de recevoir depuis le lointain Sarawak un message qu'il n'espérait plus. Sarah la belle, de la lignée de ces vagabondes qui ont cédé à l'attraction orientale et sillonné ces contrées où elles se sont perdues ou peut-être trouvées ; les Annemarie Schwarzenbach, Marga d'Andurain, Lady Esther Stanhope, Isabelle Eberhardt, Alexandra Neel, Lou Andreas Salomé. Enard se délecte, et le lecteur avec lui, de ce flot de personnages, réels ou inventés, qui accompagnent les souvenirs et les délires de Franz Ritter : Lamartine, Hafez, Szymanowski, qui mit ses poèmes en musique, Mahler, Rimbaud, Thomas Mann, Beethoven, tant d'autres. En musicologue érudit il évoque successivement le commentaire de Mann sur la trente deuxième sonate de Beethoven, et ce conférencier du nom de Kretzschmar, "qui joue du piano en beuglant ses commentaires: un bègue pour parler d'un sourd..." Et plus loin, cette traduction de l'ineffable: "Ce faux cercle, cet impossible retour est inscrit par Beethoven lui-même au tout début de la partition, dans le maestoso que nous venons d'écouter. Cette septième diminuée. L'illusion de la tonalité attendue, la vanité des espérances humaines, si facilement trompées par le destin."

Se mélangent dans cette nuit forcenée la musique, l'Orient qui est l'autre en nous, l'amour toujours là, l'obsession de la mort, la nostalgie d'instants uniques : "...une nuit dans une tente de Bédouins entre Palmyre et Rusafa, une nuit où le ciel est si pur et les étoiles si nombreuses qu'elles descendent jusqu'au sol." Et la barbarie qui s'y déchaîne aujourd'hui. Négation d'échanges séculaires.

Le fil directeur, la boussole de ce récit est l'amour de Franz Ritter pour Sarah qui l'a fasciné dès le premier instant ; dont il est le Fou, comme Gays Majnoun fut le Fou de Leyla. Une force inconnue s'est opposée longtemps à ce qu'il l'approche, alors que leurs destinées étaient en quelque sorte tressées l'une à l'autre. Et puis, le miracle advint "lorsque l'aurore rouge enflamma le mont Damavand pour envahir ma chambre et éclairer, au milieu des draps sillonnés de chair, son visage pâli par la fatigue, son dos infiniment nu où paressait, bercé par les vagues de son souffle, le long dragon des vertèbres..." Deux pages admirables de lyrisme inspiré et savant ( biblique ?) .

Il se peut qu'après une longue absence, Sarah revienne. Le livre s'achève sous " le tiède soleil de l'espérance ".

Mais il est presque impossible de rendre compte de la beauté déployée ici, du foisonnement des paysages et des êtres, de cette érudition si pleine et si légère, qui nous emporte dans l'espace et le temps ; nous installe dans des lieux improbables et familiers. Enard maîtrise constamment ce flux d'idées, de rêves, de parcours inédits, d'histoires vraies et extraordinaires. Le sable, le désert,"pays du lait, du miel et de l'incendie", le bruit de l'eau, le parfum d'un grenadier. L'opium, mythe et fumée. Les gens de partout. D'hier et d'autrefois. leurs histoires dans la grande histoire. Et ce héros frénétique, hypocondriaque et passionné.
Comme dans Zone où la Méditerranée était le lieu d'une mixité toujours remise en question, Boussole montre que l'histoire du monde est celle de l'existence de l'Autre avec soi, dont il faut bien admettre l'évidence sous peine de dispar
ition.

Cette constatation serait un peu sèche, si elle ne s'appuyait sur une merveilleuse et poétique aventure de lecteur.

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5 octobre 2015 1 05 /10 /octobre /2015 18:37

Personne ne peut sortir indemne de ce qu’a vécu Christine Angot. Elle a droit à notre respect, et à la justice.

Mais peut-on pour autant magnifier son dernier écrit, qui est tout, sauf un roman digne de ce nom, et ne respecte aucunement le lecteur ?

Pourtant, bien sûr, l’histoire de ce couple mère-fille abandonné par un monstre d’égoïsme, de leurs douleurs, de leurs errances ; d’un pervers convaincu de sa légitimité : rien d’original, mais la matière d’un beau texte. Pourquoi pas ?

Au lieu de cela, le lecteur stagne dans la description plate d’une histoire d’amour fondée dès le départ sur l’illusion et le mensonge. Le mécanisme de victimisation n’est explicité qu’à la toute fin du texte, comme une leçon d’anthropologie.

L’enfant passe de l’amour fou pour sa mère au rejet, sans que cette évolution soit rendue sensible et crédible. La révélation de l’inceste sodomite arrive au détour d’un paragraphe, apportée par un personnage secondaire que le lecteur avait déjà oublié. Et puis, plus rien que du bavardage.

Châteauroux et Reims apparaissent dans un brouillard paresseux, comme un décor convenu. Quel dommage quand on sait le parti qu’un véritable écrivain peut tirer d’un environnement urbain.

Et les lettres du Père… Si ce sont les authentiques, soit. Si Madame Angot les fabrique, il fallait aller plus loin dans la froideur, l’hypocrisie, l’inconscience, l’inélégance.

Ecrire un vrai roman, qui vous emporte, force l’intérêt, l’admiration, la réflexion.

Chez un écrivain, la négligence est un péché capital. L’adulation d’une partie de la critique reste un mystère.

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21 août 2015 5 21 /08 /août /2015 14:34

On retrouve dans ce bel ouvrage (Editions Galilée 2015) les thèmes d'élection de Pascal Quignard, dont celui qui devrait décourager le commentaire : l'auteur ne s'autorise que de son propre chef, tout jugement est injuste, superflu, détestable.

Etre lecteur, vraiment, ne signifie pas juger, mais se laisser emporter, "car la lecture ravage l'identité." Lire Pascal Quignard est entrer dans la fréquentation des meilleurs textes et partager une exigence inébranlable de lucidité quant à l'humaine condition. Qui s'accompagne d'une passion toujours neuve devant la beauté du monde ("garder sa faculté d'éblouissement").

Mais sa passion intrinsèque, aux deux sens du mot, souffrir, et vivre pour, est tout entière vouée à l'écriture: "...comme un prince, comme une princesse, comme un premier-né, il s'élance dans un océan dont il n'a pas la préconception. Il s'élance dans sa toile comme dans un nuage. Il s'élance dans sa page comme dans un vide."

Ceux qui écrivent juste pour plaire à l'opinion commune ne méritent pas le nom d'auteur.

Au contraire, à la façon de Michel de Montaigne, et d'autres Solitaires, Pascal Quignard recommande de fuir la communauté des hommes : ceux-ci haïssent la liberté et adorent la servitude. Et du même coup expliquent et justifient les grandes tueries : les jeux du cirque à Rome, les autodafés, les camps nazis, jusqu'aux fictions télévisées, il s'agit de voir couler du sang sur le sable de l'arène.

Tout aussi violent, ce jugement imposé à l'individu, dès l'enfance, et toute sa vie : évalué, numéroté, classé, tracé. Ce que l'on nomme l'habitus social n'est jamais qu'une auto-régulation "librement" acceptée. Quignard présume que cette soumission, cette satellisation éperdue ont pris racine dans la détresse et l'angoisse néo-natales. Quelques-uns éprouvent l'urgence vitale d'y échapper: "Ne regarde pas aux regards. Ne songe plus à la mort. Ne plus juger, c'es sortir de prison. C'est sortir de la dépendance puérile, de la peur de mal faire, de la crainte d'être ridicule. C'est sortir de l'esclavage familial, puis scolaire, puis sectaire, puis social, puis national."

Il se retrouve ainsi en illustre compagnie: au fil du texte nous croisons des dizaines d'hommes et de femmes qui ont choisi de se défaire, de s'insoumettre. Platon (" il faut fuir les âmes qui ont une opinion de la même façon qu'on s'éloigne quand on voit venir des hommes éméchés." Phaidros ) ; Montaigne, Jésus ( "Moi, je ne juge pas..." Jean,VIII,15 ), Descartes ("suspendre son jugement" Discours de la méthode ), La Boëtie, Simone Weil, Jean Rustin, Freud, Tchouang Tseu, dans le désordre, et au hasard : Pascal Quignard a des amis dans toutes les cultures, des semblables qui rendent le monde respirable, juste parce qu'ils ont choisi "l'ascétisme des créateurs (...) une ruse pour créer (...) La pauvreté, une ruse pour être libre (... ) Il s'agit d'être vraiment seul, de créer c'est à dire de se perdre dans son nuage gris ou noir, sa brume, son souffle, son ombre, sa chose, son rêve, son invisible". Un vocabulaire amoureux pour désigner l'oeuvre à faire qui vient à lui, "sur ses pieds nus", pour paraphraser Valéry.

Cette conquête de la liberté, l'auteur en parle comme d'une illumination qui l'a saisi un jour sur un pont de Paris ; du même pas, il est allé se démettre de ses fonctions de "jugeur" de livres et s'en remettre pour vivre à ses lecteurs. A voir la ferveur de son public lors des journées de la correspondance à Manosque, ceux qui l'ont rencontré sont restés à ses côtés.

On peut imaginer que Quignard ressent l'amitié que lui vouent ses lecteurs : sinon parlerait-il avec cette franchise de la torture que représente pour lui l'inévitable épreuve annuelle de la "promotion" ? Celle qu'il doit à l'acte de création qui l'inscrit dans une lignée et justifie sa vie chaque matin, si on n'a pas peur des grands mots.

De toutes façons, le monde est tel qu'il vaut mieux s'échapper : l'injustice, la violence, le crime, le mensonge, la lâcheté, les méchants, foisonnent. Heureusement, le monde est beau ("regagner la dense et solide beauté de la nature et de la montagne"...), il y a les amis, l'amour, et les chats. Les livres à lire, ceux à venir :

"Ecrire est une course à perdre son nom, à perdre son souffle, à quitter son cri, où l'esprit se détache de tout, où l'identité se décompose, où l'âme devient aussi étendue que le ciel peut l'être, vapeur entièrement attirée par le soleil comme peuvent l'être les oiseaux qui chantent dans l'aurore qui monte et s'efface dans la lumière." (p.188)

Montaigne, encore lui, voyait le monde et la création autrement (" Tout bon, Il a fait tout bon"), en homme de la Renaissance et malgré les guerres civiles. Et ceci tout compte fait de l'infinie faiblesse des hommes et de leur cruauté.

Quignard et nous, ses contemporains, les petits-enfants de Sigmund Freud et d'un siècle qui saigne, sommes moins enclins à la sérénité et l'optimisme. Méfiance devant l'instinct de destruction.

Mais aussi accueillir l'offrande de bonheurs partagés :

"Celui qui improvise tout à coup au piano dans la maison qui donne sur le jardin s'interrompt brusquement s'il se sent écouté. Même si c'est un chat qui l'écoute. Même si c'est un minuscule oiseau des bambous ou un passereau qui l'écoute et qui soudain concourt avec son chant" (p.144).

"Ecrivez les noms de ceux qui furent et qui vous bouleversèrent sur les feuilles rouges des érables et posez-les sur l'eau. Là où elles sombreront, là les destinataires ou bien se reflètent ou bien se trouvent." (p.252)

Lire tout le livre, à tout instant un éblouissement comme ces villes merveilleuses où chaque coin de rue, chaque perspective, semblent à la fois nouveaux et familiers.

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16 mars 2015 1 16 /03 /mars /2015 18:07

Michel Houellebecq est très malin.

Son héros, universitaire spécialiste de Huysmans, célibataire par vocation, gourmand lorsqu'il est invité, mais abonné chez lui aux nourritures micro-ondables; plutôt alcoolique; plutôt pornographe; plutôt suicidaire à l'occasion.

Très au fait de l'actualité télévisée et de ses vedettes. Qu'il méprise et moque. Arrogance d'intellectuel ? Impossibilité d'éprouver quelque empathie envers un monde, des êtres qui le laissent froid, "inému" ? Envers une catastrophe politique annoncée ?

Quelques bribes d'émotion, toutefois, mais fugaces: un sentiment de solitude définitive le broie lorsque Myriam, jeune partenaire sexuelle, s'installa ailleurs, définitivement. Le souvenir d'une mère abandonnante lui arrache un cri de haine: "cette putain névrosée". Il s'attendrit un instant, que, sur le tard, une femme ait su trouver chez son père "quelque chose à aimer".

Comme si Michel Houellebecq voulait rendre son personnage, à la fois moins antipathique, et parfaitement inévitable: un témoin, et un produit d'un monde en chute vertigineuse. Dérèglement sociétal, comme il y a un dérèglement climatique. L'écroulement politique d'une France déboussolée et qui s'islamise ( un islam soft...) et en même temps renoue avec ses "valeurs" pseudo- tradi (religion, travail, famille), et de l'Europe tout entière, ne sont jamais que la répétition de la chute de l'Empire romain; lequel va renaître de ses cendres grâce au nouvel Auguste musulman.

L'auteur ne croit pas un instant à cette fable, mais il joue de ce qui ressemble à la fin d'un monde et surfe joyeusement sur cette apocalypse annoncée, résultat de l'attirance des humains pour la servitude volontaire, autre nom de la Soumission.

Ce livre, un produit bankable, est fait pour plaire à un lectorat prompt au masochisme et qui apprécie la dérision. Le héros de l'histoire se rend sans combattre, "racorni et fumé par les noces"comme Huysmans . Celui-ci était allé volontairement vers une foi-béquille. Notre héros "François" (!) se laisse juste glisser dans la religion obligatoire. Et l'auteur le laisse à son sort, comme un double dont on est fatigué. Le chapitre de la "conversion" est rédigé sur un mode conditionnel précautionneux.

Mais qui sait si ne vont pas recommencer dans cette nouvelle Lutèce "les combats de gladiateurs et de fauves" ?

Houellebecq, malin? De nous manipuler, de faire celui qui nous inquiète, nous rassure, ne nous prend pas au sérieux, suggère que tout ça est un jeu, de la littérature, mais quand même... Pas d'autre issue. Bons qu'à ça. 

Le lecteur ne le confondra pas avec ce personnage cynique, égoïste, veule, mais clairvoyant. Un thésard professionnel, capable d'exposer avec le même brio ce qu'il en est du cheminement de Huysmans, des théories identitaires, ou de l'Islam new-look.

Ce qui a fait le succès du livre auprès d'un public friand de telles "découvertes", et pas mécontent de se faire un peu étriller. Au choix,  les habitués de "C'est dans l'air", du Monde, de Libération, du Figaro, de Télérama,  grosso modo  ce demi-hexagone qui lit plus d'un livre par an.  Comment se payer la tête d'un certain monde, en lui mettant le nez dans son assiette.  Serait-il un symptôme plus qu'une Cassandre ? En tout cas, opération réussie. Bravo l'artiste.

 

Au moins Houellebecq nous offre-t-il au-delà de ce nihilisme affiché quelques beaux moments de respiration devant la beauté des choses de la Terre; ainsi cette" lumière lunaire " qui "jouait sur les flots de la Seine".

S'en réjouir, sinon s'en contenter.

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24 février 2015 2 24 /02 /février /2015 08:53

Etrange texte que celui-ci. Celui d'un homme qui se débat. Entre le chômage annoncé, puis installé, un passé qui ne passe pas, un présent cotonneux, et ce qui viendra, ou pas.

Une vie banale, des malheurs banals: une mère" qui n'a jamais eu de temps pour (lui)", même pas de lui dire le nom de son père, puisque "c'était moi sa faute, en réalité". Une femme qui ne parlait que par formules toutes faites et désespérantes : "il te faudra bouffer de la vache enragée", "cette chienne de vie", "pas folle la guêpe", "panier percé"... Moyennant quoi, marchant dans Paris d'un pas désoccupé, il réalise qu'il est toujours celui qui, petit, "avait déjà vécu des jours de peine".

Il en avait encore à vivre; cette impossibilité de concevoir un enfant qui fait fuir son épouse. L'angoisse de n'avoir servi à rien. Les années enfuies.

"J'ai promené un enfant mort dans les rues, le dimanche".

Beaucoup de rues dans ce roman: un itinéraire à la Modiano, des places, des squares, des stations de métro, et la banlieue, Asnières, Argenteuil, Courbevoie. Et les bars, celui d'autrefois où il aperçut sa mère accompagnée ( le père?), celui d'aujourd'hui où s'installe quelque chose de l'ordre de la solidarité, de l"amitié, peut-être plus.

Tout est possible sur ces trottoirs, même retrouver une amoureuse d'avant, et relier la vie de maintenant avec la vie photographiée passionnément, à l'époque des espoirs et des projets.

Ces photos volées à l'oubli qui vont donner à sa vie un autre départ, aider à une rencontre peut-être vitale au milieu de tous ces contacts d'occasion, parfois décevants mais aussi bien chaleureux. Et, de toute façon, "les autres, on n'arrive pas à s'en passer".

Peut-être que son invisible chemin de croix et de solitude va finir là où le hasard a placé une avocate de ces causes infimes que sont les indemnités de chômage, à négocier au mieux. Les photos comme trait d'union, comme langage à partager, comme capital d'estime de soi.

Car ce héros de notre temps difficile n'est pas un désespéré, ni non plus dans l'à quoi bon. Il trace sa route dans une douceur obstinée, désillusionnée, lucide, éprise de la beauté du monde.

Comme le langage de Dominique Fabre, terriblement précis dans ce qu'il nous fait voir de l'épaisseur du monde réel. Un grand bonheur de lecture.

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18 janvier 2015 7 18 /01 /janvier /2015 17:09

 

Le titre lui-même de ce recueil de nouvelles est contradictoire : dans l'Amérique de Russell Banks, rien ne dure, et surtout pas la famille.

La nouvelle qui donne son titre à l'ouvrage est le récit d'un divorce, dans la banalité de ses aléas. Mais dont l'équilibre durement construit s'effondre lorsque le seul membre "permanent" de l'ex-famille, la chienne, qui avait élaboré son propre genre de vie, est victime d'un accident. Pas si accidentel que ça, finalement, et logique: on ne réchappe pas du malheur.

Rien ne dure, rien ne réussit, les vies s'enlisent ou se fracassent. Un égoïsme généralisé, une impuissance mortifère à être heureux, à rendre heureux.

Pourquoi ce livre est-il aussi passionnant ?

Parce qu'il "pointe" avec justesse et lucidité ce qu'il en est de l'humanité déshumanisée ? (Ou trop humaine). Et que l'acuité du constat a un effet tonique, l'effet de vérité.

Parce que l'éloignement géographique, une sorte d'exotisme, nous rassurent ?

Ou au contraire parce que cette Amérique-là nous est plus fraternelle que sa version policée. Oui, ces serveurs de bar, ces femmes en galères, ces seniors pauvres, ces alcooliques des deux sexes, cet ancien Marine braqueur de banques... tous ces êtres farouches sont perdants. Mais ils se sont battus.

Et l'écriture de Russell Banks, nerveuse, précise, claire, impitoyable, poétique, est un bonheur.

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