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11 octobre 2013 5 11 /10 /octobre /2013 07:58

esprit-d-hiver,M119310Un médecin de l'âme de ma connaissance disait un jour, pensif : " Nous avons une connivence dégueulasse avec la mort." Est-ce là cette "chose" innommable qu' Holly et Eric ont rapportée avec eux, depuis la Sibérie avec leur enfant adoptée ? Une vague et fétide odeur de pourri flotte dans l'air que respire Holly, ce matin du 25 décembre où tout semble aller mal ; les parents se sont réveillés trop tard, Tatiana ne sort pas de sa chambre, la neige est en train de tout ensevelir, les amis ne viendront pas pour le repas de Noël, à peine accueillie à l'aéroport la grand-mère doit être transportée à l'hôpital.

Holly est donc seule avec cette chose doucereuse qui va lui imposer une lucidité terrifiante sur tous les mensonges de sa vie, autant de béquilles pour ne pas affronter cette haine de tout qui l'accompagne. En même temps Holly et la Chose vont déployer les ressources infinies de la psychose, et nier l'évidence.

Holly est une poétesse stérile, une femme stérile, ou plutôt stérilisée pour ne pas mourir comme sa mère et ses soeurs. Elle a voulu adopter pour pouvoir écrire, et n'a plus écrit, mais n'a pas non plus su être mère; et elle sait pourquoi : sa mémoire n'a pas oublié l'enfant cachée derrière la porte de l'enfer, à qui l'hôpital a substitué Tatiana.

Et maintenant, Tatiana est dans sa chambre, et Holly tout au long de cette journée particulière l'hallucine à ses côtés, tantôt vêtue de rouge, tantôt de noir, serrée dans ses bras, mais sans l'abandon de la tendresse. La contrariant de toutes les ressources d'une adolescente hostile. Holly a beau convoquer les souvenirs heureux, ce sont les remords, les haines, les rancunes, qui déferlent.

Il faudra bien, au retour d'Eric, regarder ce qui était là depuis huit heures du matin.

Laura Kasischke déploie une maîtrise superbe, semant ses petits cailloux comme autant de flashes de vérité.Comme ce thème insistant des cheveux : ceux de Tatiana,bizarrement si longs à vingt deux mois, mais aussi ceux de cette tresse de deuil d'un enfant et qui disparaissent. Et ce schampoing, dans un flacon trop lourd... Elle a aussi utilisé avec éclat la légende de Rapunzel-Raiponce: le conte originel évoque un couple en mal d'enfant qui a recours à une sorcière pour obtenir enfin une fille blonde à la beauté magique. Les infirmières sibériennes , en guise d'ersatz, ont eu accès à la Raiponce de Disney. Et Tatiana aux beaux cheveux est surnommée "Raiponce noir de jais". Cette Raiponce là ne guérira personne. Se savent-elles sorcières, ces femmes qui délivrent aux parents adoptants une demi-vérité, que de toute façon ceux-ci ne voulaient pas entendre ?

Puisque, au mépris de toute évidence, ils sont restés dans le déni devant leur "enfant bleue".

Sans trop solliciter le texte, on peut se demander si, en filigrane, Laura Kasischke ne fait pas le procès d'une certaine Amérique. Où l'on peut à la fois se croire invulnérable à la maladie, au vieillissement, aux impératifs physiologiques, ("la moitié des enfants de cette ville ont été adoptés"...) et développer une sorte de hantise devant les produits de la modernité. Tous les désirs d'objets peuvent être comblés par internet, mais leur accumulation ne fait que recouvrir brièvement l'angoisse et la folie. Quand ils n'y participent pas, comme ce portable et ses étranges et significatifs messages.

La Chose, la mort, avait tracé son chemin dans un labyrinthe inflexible, et son odeur finit par tout recouvrir.

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